Auteur : Pierre Bourdieu
Edition : Raisons d'agir, 2001
ISBN : 2-912107-13-X
Nombre de pages : 114
Prix : 4,34 euros
L'analyse systématique du nouvel ordre économique mondial, des mécanismes qui le régissent et des politiques qui l'orientent, introduit à une vision profondément nouvelle de l'action politique; seul le mouvement social européen qu'elle appelle serait en effet capable de s'opposer aux forces économiques qui dominent aujourd'hui le monde.
J'ai regroupé ici, dans l'ordre chronologique, en vue de contribuer au mouvement social européen en voie de constitution, quelques interventions publiques, souvent inédites (au moins en français) que j'ai parfois abrégées pour éviter les répétitions, tout en tentant de garder les traces circonstancielles liées aux attentes d'un moment et d'un lieu particuliers. Pour des raisons qui tiennent sans doute à moi, et surtout à l'état du monde, j'en suis venu à penser que ceux qui ont la chance de pouvoir consacrer leur vie à l'étude du monde social, ne peuvent rester, neutres et indifférents, à l'écart des luttes dont l'avenir de ce monde est l'enjeu. Ces luttes sont, pour une part essentielle, des luttes théoriques, dans lesquelles les dominants peuvent compter sur des milliers de complicités, spontanées ou appointées - comme celles des dizaines de milliers de professionnels du lobbying qui, à Bruxelles, hantent les couloirs de la Commission, du Conseil et du Parlement. La vulgate néo-libérale, orthodoxie économico-politique si universellement imposée et si unanimement admise qu'elle paraît hors des prises de la discussion et de la contestation, n'est pas issue d'une génération spontanée. Elle est le produit du travail prolongé et constant d'une immense force de travail intellectuel, concentrée et organisée dans de véritables entreprises de production, de diffusion et d'intervention 1 : par exemple, la seule Association des chambres américaines de commerce - AMCHAM - a publié, dans la seule année 98, dix ouvrages et plus de soixante rapports et pris part à environ 350 réunions avec la Commission européenne et le Parlement 2. Et la liste des organismes de cette sorte, agences de relations publiques, lobbies de l'industrie ou de compagnies indépendantes, etc., emplirait plusieurs pages. Contre ces pouvoirs fondés sur la concentration et la mobilisation du capital culturel, seule peut être efficace une force de contestation reposant sur une mobilisation semblable, mais orientée vers de tout autres fins.
Il faut renouer aujourd'hui avec la tradition qui s'est affirmée au XIXe siècle dans le champ scientifique et qui, refusant de laisser le monde aux forces aveugles de l'économie, voulait étendre à l'ensemble du monde social les valeurs d'un monde scientifique sans doute idéalisé 3. J'ai aussi conscience qu'en appelant, comme je le fais ici, les chercheurs à se mobiliser pour défendre leur autonomie et pour imposer les valeurs attachées à leur métier, je m'expose à choquer ceux d'entre eux qui, choisissant les facilités vertueuses de l'enfermement dans leur tour d'ivoire, voient dans l'intervention hors de la sphère académique un dangereux manquement à la fameuse « neutralité axiologique », identifiée à tort à l'objectivité scientifique, et à être mal compris, voire condamné sans examen, au nom de la vertu académique même que j'entends défendre contre elle-même. Mais je suis convaincu qu'il faut coûte que coûte faire entrer dans le débat public, d'où elles sont tragiquement absentes, les conquêtes de la science — et rappeler au passage à la prudence les essayistes bavards et incompétents qui occupent à longueur de temps les journaux, les radios et les télévisions -; libérant ainsi l'énergie critique qui reste enfermée dans les murs de la cité savante, pour partie par une vertu scientifique mal comprise, qui interdit à l'homo academicus de se mêler aux débats plébéiens du monde journalistique et politique, pour partie par l'effet des habitudes de pensée et d'écriture qui font que les spécialistes trouvent plus facile et aussi plus payant, du point de vue des profits proprement académiques, de réserver les produits de leur travail pour des publications scientifiques qui ne sont lues que de leurs pareils. Beaucoup d'économistes qui disent en privé leur mépris de l'usage que les journalistes ou les présidents de banques centrales font de leurs théories s'indigneraient sans doute si on leur rappelait que leur silence est responsable, et pour une part qui est loin d'être négligeable, de la contribution que la science économique apporte à la justification de politiques scientifiquement injustifiables et politiquement inacceptables.
Faire sortir les savoirs hors de la cité savante, ou, plus difficile, faire intervenir les chercheurs dans l'univers politique, mais pour quelle action, quelle politique ? Revenir à tel ou tel des modèles éprouvés de « l'engagement » des intellectuels, celui de l'intellectuel pétitionnaire et solidaire, simple caution symbolique plus ou moins cyniquement exploitée par les partis, ou celui de l'intellectuel pédagogue ou expert, faisant partager ses connaissances ou fournissant à la commande un savoir sur mesure ? Ou inventer une nouvelle relation entre les chercheurs et les mouvements sociaux, qui pourrait se fonder sur le refus de la séparation, mais sans concession à l'idée d'une « fusion », et sur le refus de l'instrumentalisation, mais sans concession aux rêveries antiinstitutionnelles ? Et concevoir une nouvelle forme d'organisation capable de réunir chercheurs et militants dans un travail collectif de critique et de proposition, conduisant à de nouvelles formes de mobilisation et d'action ?
Mais quelle forme donner à cette action politique et à quelle échelle, nationale, européenne, mondiale, la mener ? Les cibles traditionnelles des luttes et des revendications ne sont-elles pas devenues des leurres bien faits pour détourner des lieux où s'exerce le gouvernement invisible des puissants ? Les États ont été, paradoxalement, à l'origine des mesures économiques (de dérégulation) qui ont conduit à leur dépossession économique, et, contrairement à ce que disent aussi bien les partisans que les critiques de la politique de « mondialisation », ils continuent à jouer un rôle en donnant leur caution à la politique qui les dépossède. Ils remplissent une fonction d'écrans qui empêchent les citoyens, voire les dirigeants eux-mêmes, d'apercevoir leur dépossession et de découvrir les lieux et les enjeux d'une vraie politique. Des fonctions d'écrans dissimulant les pouvoir qu'ils relaient 4 ou, plus exactement, de masques qui, en attirant et en attachant l'attention sur des figurants, des hommes de paille, des prête-noms — ces noms propres qui s'affrontent à la une des quotidiens politiques nationaux, et dans les joutes électorales - détournent de leur vraie cible les revendications, les indignations et les protestations.
La politique n'a pas cessé de s'éloigner des citoyens. Mais on est fondé à penser que certains des objectifs d'une action politique efficace se situent au niveau européen, dans la mesure où les entreprises et les organisations européennes gardent un poids déterminant dans l'orientation du monde. Et l'on peut se donner pour fin de rendre l'Europe à la politique ou la politique à l'Europe en luttant pour la transformation démocratique des institutions profondément anti-démocratiques dont elle est dotée : une Banque Centrale affranchie de tout contrôle démocratique, un ensemble de comités de fonctionnaires non-élus qui travaillent dans le secret et qui tranchent de tout sous la pression des lobbies internationaux et en dehors de tout contrôle démocratique et bureaucratique, une Commission qui, concentrant d'immenses pouvoirs, n'a de comptes à rendre ni devant un faux exécutif, le Conseil des ministres européens, ni devant un faux législatif, le Parlement, instance elle-même à peu près totalement désarmée devant les groupes de pression et dépourvue de la légitimité que seule pourrait lui donner une élection au suffrage universel par l'ensemble de la population européenne. On ne peut attendre une vraie transformation de ces institutions de plus en plus soumises aux directives d'organismes internationaux visant à libérer le monde de tous les obstacles à l'exercice d'un pouvoir économique de plus en plus concentré que d'un vaste mouvement social européen, capable d'élaborer et d'imposer une vision à la fois ouverte et cohérente d'une Europe politique riche de toutes ses conquêtes culturelles et sociales du passé et forte d'un projet généreux et lucide de rénovation sociale, délibérément ouvert sur tout l'univers.
La tâche la plus urgente me paraît être de trouver les moyens matériels, économiques, et surtout organisationnels, d'inciter tous les chercheurs compétents à unir leurs efforts à ceux des responsables militants pour discuter et élaborer collectivement un ensemble d'analyses et de propositions de progrès qui, aujourd'hui, n'existent qu'à l'état virtuel de pensées privées et isolées ou dans des publications marginales, des rapports confidentiels ou des revues ésotériques. Il est clair en effet que jamais aucune recollection de documentaliste, si minutieuse et exhaustive soit-elle, aucune discussion au sein des partis, des associations ou des syndicats, aucune synthèse de théoricien, ne pourra tenir lieu du produit de la confrontation entre tous les chercheurs tournés vers l'action et tous les militants d'expérience et de réflexion de tous les pays européens. Seule l'assemblée idéale de tous ceux, chercheurs ou militants, qui ont quelque chose à apporter à l'entreprise commune, pourra construire le formidable édifice collectif digne, pour une fois, du concept galvaudé de projet de société.
Paris, novembre 2000
1 - Sur la genèse du thatchérisme, voir Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Paris, Raisons d'agir Éditions, 1998.
2 - Sur ce point, voir Belén Balanya, Ann Doherty, Olivier Hoedeman, Adam Ma'anit, Erik Wesselins,
Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d'affaires européens, Préface de Susan George, Marseille,
Agone Éditeur, 2000.
3 - Notamment chez des penseurs aussi différents que Ritt Tawney, Emile Durkheim et Charles S. Peirce (cf. Thomas
L. Haskell, « Professionalism Versus Capitalism : R.H. Tawney, E. Durkheim, and C.S. Pierce on the Disinterestedness of Professional
Communities », in Thomas L. Haskell (éd.), The Authority of Experts : Studies in History and Theory, Bloomington, Indiana University
Press, 1984).
4 - C'est bien ce que fait le gouvernement français lorsqu'il s'octroie le droit d'exécuter par ordonnances, en dehors
de tout contrôle parlementaire, des directives européennes qui sont elles-mêmes la retraduction à peine déguisée de directives
de l'Organisation mondiale du commerce (cf. Aline Pailler, « La maladie des ordonnances», Le Monde, 4 novembre 2000)
7 | Préface |
13 | Pour un mouvement social européen |
25 | L'exposition du modéle américain et ses effets |
33 | Pour un savoir engagé |
43 | La main invisible des puissants |
57 | Contre la politique de dépolitisation |
Une coordination ouverte, 59. - Un syndicalisme rénové, 64. - Associer les chercheurs et les militants, 66. - L'Europe ambigüe : retour sur le choix d'une action au niveau européen, 68. | |
73 | Les grains de sable |
75 | La culture est en danger |
L'autonomie menacée, 75. - Pour un nouvel internationalisme, 84. | |
93 | Unifier pour mieux dominer |
Le double sens de la "globalization", 95. - L'état du champ économique mondial, 102. |
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