Auteur : Frédéric LORDON
Publication : 2003
Editeur : Raisons d'agir
ISBN : 2-912107-17-2
Nombre de pages : 130
Prix : 6 Euros
Et si les scandales à la Enron n'étaient que l'arbre qui cache la forêt ? Sans malversations majeures, Vivendi, Alcatel et France Télécom n'en ont pas moins frôlé la faillite et ruiné leurs salariés-actionnaires. Mais il est tellement plus facile de croire que si le capitalisme financier est en crise c'est parce qu'il a manqué d'honnêteté, de rigueur, de transparence et de vérité des comptes. Pendant qu'on en appelle à l'éthique et qu'on se figure que la vertu va sauver le monde, au moins on ne parle pas d'autre chose. L'incrimination des individus de petite vertu fait agréablement diversion et laisse inquestionnées les structures de la finance, celles-là mêmes qui sont cause de tout.
Comme toujours lorsqu'il s'agit de s'attaquer aux lieux communs du moment et de résister à leur pouvoir d'attraction, défaire la thèse du "péché" pour faire voir le travail des structures nécessite de prendre le temps d'un détour. A commencer par celui du retour aux logiques qui soumettent l'économie à l'emprise de la finance déréglementée.
On pouvait compter sur eux pour être au rendez-vous : les mêmes qui n'avaient pas de mots assez glorieux pour annoncer le nouvel âge de l'économie, la rémission des péchés inflationnistes et la disparition des cycles, s'alarment aujourd'hui de la "crise du capitalisme". Misère de l'urgence et du fast thinking - comme il y a du fast food -, il faut être le premier à rouler dans la ligne de la plus grande pente - forcément la rigueur intellectuelle s'en ressent. Comme elles semblent lointaines ces prophéties radieuses : "Internet, nouvel eldorado de l'économie française" (Le Monde, 19 mars 1999) ; "Comme celle de Wall-Street, la hausse de la Bourse de Paris semble irrésistible" (Le Monde, 11 novembre 1999). Passés soudainement de l'illumination à la dépression, les mêmes oracles continuent de vaticiner : cette fois c'est "le capitalisme" qui est en crise, ni plus ni moins. A la vérité, la situation n'est ni si bonne ni si mauvaise qu'ils croient. Ce qui est en crise, à coup sûr, c'est une certaine configuration historique du capitalisme - et encore serait-il hasardeux d'en prédire aujourd'hui (2003) l'épuisement définitif. Il faut donc vite rassurer les plus inquiets et les appeler, s'ils le peuvent, à faire la distinction entre "le capitalisme" - ensemble de rapports sociaux fondamentaux : les rapports marchands, monétaires, salariaux, de propriété, etc. - et la multiplicité des formes qu'il prend dans l'histoire. Car "le capitalisme" ne se donne jamais à voir autrement qu'en ses séquences historiques successives témoignant temporairement d'une certaine "cohérence" d'ensemble des mécanismes de l'acculumation du capital - un "régime d'accumulation". C'est le régime d'accumulation financiarisé, tel qu'on en voit l'idéal-type presque parfaitement accompli aux Etats-Unis depuis une décennie, qui est en cause. Or ce régime se définit précisément en ceci qu'il reconnaît les structures de la finance déréglementée comme sa forme institutionnelle dominante. Cette "supériorité" structurale signifie que la finance de marché est en position d'imposer sa logique à tous les autres arrangements institutionnels qui lui sont dès lors subordonnés : la politique économique ne cesse de composer avec les forces de marché telles qu'elles s'expriment au travers des impératifs de "crédibilité", l'organisation et le "gouvernement" d'entreprises s'alignent sur les directives de la tutelle actionnariale, le rapport salarial n'en finit plus d'enregistrer les contraintes de la "création de valeur", etc. Dans cette configuration du capitalisme, le sort de la croissance est donc intimement lié à celui de la finance, solidarité assez problématique quand on sait la propension à l'instabilité des marchés, leurs tendances profondes aux engouements collectifs, et leur régulation spontanément chaotique, des excès corrigeant d'autres excès.
Or ces propriétés de la finance déréglementée sont connues de longue date, au moins des économistes qui n'ont pas formulé le voeu de célébrer en toutes circonstances les magnifiques harmonies du marché pur et parfait. C'est donc peu dire que la catastrophe était prévisible, et pour tous les apologistes de la "nouvelle économie", en proie aux affects tristes de la déconvenue, et à qui ne reste plus que la possibilité de moquer les prévisions rétrospectives, on signalera tout de même que quelques voix s' étaient fait entendre d'assez longue date (au moins depuis 1998) pour avertir de la montée des risques et de la possibilité du désastre. Le retour sur ces dernières années a au moins le mérite d'en dire long sur la force de la croyance et les mécanismes de la cécité volontaire en dépit des nombreux évènements historiques dont l'ère de la mondialisation financière nous gratifie avec une remarquable prodigalité : quasi-exposion du système monétaire européen en 1992-1993, crise du peso en 1995, passage au bord gouffre de la finance internationale lors des crises dites "émergentes" de 1997-1998, effondrement presque total d'une nation comme l'Argentine en 2001. Jusqu'au séisme financier d'aujourd'hui qui peut revendiquer les toutes premières places et prétendre faire date à l'échelle de l'histoire du capitalisme.
Aussi faut-il se donner la peine de comprendre l'enchaînement qui mène au désastre et, si possible, ne pas se tromper à propos de sa signification véritable. Car, à en croire la presque totalité des commentateurs, cette histoire n'est pour l'essentiel qu' une sordide affaire de malversation ou de conflits d'intérêts. Des comptes ont été falsifiés, des cabinets d'audit ont aidé au maquillage, des conseils d'administration ont été négligents, des alalystes ont induits d'honnêtes actionnaires en erreur : l'immoralité est la cause de tout. Tel est bien le brouet que nous servent les "experts" unanimes qui tombent tous bien d'accord pour déclarer que les mécanismes fondamentaux de la finance actionnariale ne sont pour rien dans ce regrettable "incident". si la finance a des "ratés", c'est qu'on ne lui a pas tout dit, qu'on lui a caché des choses; les "opaques" et les immoraux en dernière analyse sont les vrais fautifs. Car on en a pas vu seulement qui voulaient dissimuler leurs comptes mais aussi d'autres qui les trafiquaient carrément ! Mais pour peu que tous ces égarés soient remis dans le droit chemin à grands coups de sermons vertueux, de transparence imposée, voire, pour les plus turbulents, de quelques sanctions pénales, les affaires devraient reprendre leur cours - et si possible la bulle également. Tout ce qu'à trouvé la parole autorisée des "experts" pour faire face à une crise financière d'ampleur historique c'est donc d'en appeler à la transparence et à la morale ! On croit que c'est un rêve et qu'on va se réveiller. Mais non, c'est bien la réalité, réalité de la finance triomphante jusque dans ses effondrements, et qui a si bien pris le pouvoir dans les esprits qu'elle réussit à s'exonérer de toute imputation pour faire dire que la vertu sauvera le monde. Si l'on veut démontrer l'inanité du moralisme, il faut donc exposer cliniquement les enchaînements du désastre et faire voir aux philosophes du libre arbitre tout le travail des structures pour les convaincre des attentes excessives - et, il faut les prévenir, vouées à être déçues - placées en la résurrection morale de l'individu financier. Car il n'est pas jusqu'aux fraudes caractérisées qui ne s'expliquent par l'effet des structures de la finance, structures de la cupidité que tant de gens bien intéressés voudraient laisser parfaitement en l'état sans voir que les mêmes causes entraînent les mêmes effets, après comme avant le sermon.
Comme toujours lorsqu'il s'agit de s'attaquer à une "évidence" et de résister à son pouvoir d'attraction, défaire la thèse du "péché" pour lui substituer celle des "structures" nécessite de prendre le temps d'un détour. A commencer par celui du retour aux logiques qui ont engendré l'emprise de la finance actionnariale sur les entreprises... en insistant sur la collaboration paradoxale qu'auront apportée celles-ci à leur propre servitude. Comment comprendre en effet que les entreprises aient accepté, et même voulu, la sortie d'une configuration dans laquelle le système des participations croisées garantissait leur protection mutuelle et leur tranquillité capitalistique ? Quel est donc l'intérêt majeur qui a pu ainsi pousser à dénouer ces liens pour remettre largement en circulation sur les marchés la propriété du capital et l'exposer par là même à tous les risques de la prédation financière ? Pour que les firmes adhèrent elles-mêmes à ce système qui organise leur propre mise sous tutelle (!) il a suffi de leur faire entrevoir que si le dénouement des participations croisées accroît la menace de prédation... symétriquement il démultiplie les opportunités de conquête, puisque "les autres" également cessent d'être protégés... Or la version financière de la conquête - OPA, OPE et autres fusions-acquisitions - a ceci de prodigieusement attirant qu'elle ouvre aux ambitieux la perspective de la construction accélérée d'un empire moyennant quelques gros coups financiers soigneusement ajustés. Oubliées les contraintes de la surveillance actionnariale, oubliées les sujétions de la création de valeur et de la rentabilité financière, les entreprises n'ont plus vu là que le formidable terrain de jeu s'offrant à leur volonté de puissance, et ont plongé avec inconséquence dans cette nouvelle "aventure" (chapitre 1).
Certaines doivent maintenant s'en mordre les doigts qui peuvent faire, avec la lucidité rétrospective des grands accidentés, le bilan des impasses où le pilotage par la finance les aura conduites. S'il n'est pas possible ici de livrer un panorama d'ensemble du régime d'accumulation financiarisé, de son fonctionnement et de ses emballements, il est intéressant de s'attarder sur les quelques cas d'espèce, et notamment sur la descente aux enfers de France Télécom, Alcatel et Vivendi, sinistres financiers majeurs qui ont la vertu à eux trois de concentrer la quasi-totalité des aberrations d'une époque placée sous le double signe des croyances fantastiques de la "nouvelle économie" et des mécanismes explosifs de la finance dérèglementée (chapitre 2). Mais si il est instructif de reparcourir ces calvaires du capitalisme financiarisé, c'est aussi, et peut-être surtout, pour montrer, au-delà de la variété des cas, l'identité profonde des mécanismes qui sont à l'oeuvre. Ainsi, la psychologie des agents n'est pas pour grand-chose dans ces enchaînements, et la diversité des tempéraments de Michel Bon (France Télécom), Serge Tchuruk (Alcatel) et Jean-Marie Messier (Vivendi) n'a pas empêché leurs entreprises d'aller au désastre par des voies tout à fait similaires. Ce sont donc bien ces invariants-là qu'il faut interroger si l'on veut dégager les raisons les plus profondes de la crise financière.
En s'obstinant à ne pas remettre en cause ce qui devrait l'être, le débat public offre un singulier paradoxe : chacun fait assaut de volontarisme et certifie que le capitalisme français ne s'est pas encore assez "modernisé", c'est-à-dire américanisé, alors même que les plus grands sinistres se sont précisément produits aux Etats-Unis ! Qu'à cela ne tienne, on fera donc la leçon aux Etats-Unis eux-mêmes et l'on recommandera à tout le monde de se mettre, mais cette fois "vraiment", à l'heure de la transparence et de la corporate governance réunies. Mais qu'est-ce donc que la corporate governance sinon un ensemble de dispositifs qui ont pour effet d'assurer le parfait alignement des entreprises sur les directives de la finance ? Ainsi, l'incohérence collective des marchés a déjà conduit les entreprises à la crise, mais rien n'est plus urgent que de lui donner davantage le pouvoir de recommencer ! La corporate governance a cette propriété de rendre les entreprises à peu près aussi invertébrées que le marché lui-même, donnons donc à ce dernier le moyen de les décerveler davantage encore ! Il n'est pas jusqu'aux scandales et autres malversations qui ne tombent sous le coup de cette logique très particulière car, de tous les dispositifs de la corporate governance, les stock-options constituent certainement pour les dirigeants d'entreprise la plus merveilleuse incitation à se laisser obnubiler par le cours de Bourse et à tout faire - parfois au-delà des limites légales - pour le maintenir en suspension. Mais de revenir sur le système des stock-options et ses multiples effets pervers, en particulier ceux de la tentation permanente de la cupidité boursière, à aucun il n'en est question (chapitre 3)...
Ainsi, des commissions se réunissent, des rapports sont pondus, avec pour seule obsession de ne toucher à rien - de ce point de vue le rapport Bouton commandé par le Medef est un modèle du genre puisque, à ses propositions d'une dérisoire innocuité, il ajoute sa détestation de la loi, de la règle et de tout ce qui pourrait excéder la seule régulation de la profession par la profession. Et pendant ce temps, les salariés font leurs comptes. C'est peu dire qu'ils ne sont pas bons. Licenciés par les entreprises conduites au désastre, ruinés pour un moment quand ils ont été enrôlés dans l'actionnariat salarié et qu'ils y ont vu leur épargne évaporée, ils se souviendront probablement longtemps des mirifiques promesses du capitalisme patrimonial (chapitre 4). Le discours de la social- démocratie repeinte aux couleurs de la finance n'avait pourtant pas été avare de promesses : fortune boursière, reconquête du pouvoir dans l'entreprise, mise au pas des fonds de pension désormais "salariaux", c'est-à-dire désintoxiqués de leur avidité financière et devenus "socialement responsables", avec, pourquoi pas, en prime à l'horizon la dissolution de la lutte des classes et la nouvelle alliance du capital et du travail ! Il serait difficile de reprocher aux salariés de n'avoir pas entendu les avertissements de l'époque quand, pour la plupart d'entre eux, l'entreprise décidait assez unilatéralement de leur implication financière, et qu'au surplus les 20% de croissance annuelle de la Bourse semblaient constituer un argument définitif. On n'en dirait pas autant des prophètes en tous genres qui ont accrédité cette dangereuse fiction comme nouvel horizon du capitalisme, au risque d'exposer les salariés aux formidables retours de manivelle dont la finance est coutumière. Pourrait-on au moins considérer que la crise actuelle nous débarrasse du capitalisme patrimonial et de ses fausses promesses ? On ne saurait même pas le dire pour l'heure avec certitude, car le capitalisme paatrimonial ne sera vraiment un mauvais souvenir que lorsque les structures de la finance déréglementée auront enfin été remises au pas. Or de deux choses l'une : ou bien la présente crise s'approfondit et propage tous ses effets déstabilisateurs au coeur même de l'économie réelle, avec faillittes en nombre, redémarrage du chômage et peut-être enfin, sous le coup du scandale, décision politique d'arraisonner la finance; ou bien les dégâts n'atteignent pas le "seuil critique" des mises en cause et, rafistolé avec les pauvres rustines de la transparence et de l'éthique, le dangereux attelage de la finance repart pour un tour. Jusqu'à la nouvelle crise.
7 | Introduction |
18 | Genèse d'une aberration, ou les entreprises se jetant dans les bras du marché La mondialisation comme politique publique, 20. - Discipliner le salariat, 22. - Les grandes entreprises, ou la tentation du passage par la finance, 25. |
36 | France Télécom, Alcatel, Vivendi : quelques sinistres parmi tant d'autres France Télécom : quand l'actionnaire public se comporte en actionnaire privé, 43. - Alcatel, recentré pour le pire, 49. - Vivendi : un cas d'école, 53. |
64 | L'enfer des structures, ou l'inanité du moralisme Les structures de l'aberration financière, 66. - La corporate governance, le problème, non la solution, 71. - Les stock-options : des incitations... mais à quoi ?, 79. - Misère de l'éthique financière, 85. - Les illusions de la transparence, 91. |
100 | Salariés, pots cassés |
113 | Conclusion Requiem pour le capitalisme patrimonial ? |
123 | Glossaire |
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