Auteur : Olivier Godechot
Publication : 2001
Editeur : Editions La Découverte
ISBN :2-7071-3385-X
Nombre de pages : 300
Prix : 25,15 Euros
En quelques années, les marchés financiers sont devenus omniprésents dans la vie économique et politique et même dans notre vie quotidienne. Ils ressemblent à de nouveaux dieux qui commentent et modifient le cours de la vie des hommes, en délivrant leur verdict quotidien : ils saluent telle mesure, applaudissent à tel évènement, coudent tel résultat d'élection, sanctionnent telle politique économique. Les hommes politiques, relayés par les économistes, participent à cette "déification" des activités boursières : tantôt ils encensent les marchés et exaltent leur rationalité, tantôt ils déplorent leurs ravages et fustigent leur irrationalité. Dieu bienveillant ou Moloch dévastateur, la Bourse s'appréhende désormais sur un mode religieux.
Pourtant, derrière cette glose théologique, se cachent des institutions bien humaines, peuplées de traders et de vendeurs simplement affairés à leur commerce quotidien : arbitrage et spéculation. C'est ce monde qu'Olivier Godechot veut faire découvrir à travers une enquête qui nous fait pénétrer au coeur d'une "salle des marchés" : ici, ni adorateurs irrationnels, ni homo economicus rationels, mais des agents économiques au travail avec leur parcours, leur fonction, leur sociabilité, leurs hiérarchies et leurs conflits. Analysant cet univers économique étrange et méconnu, où la quête du profit atteint une intensité inhabituelle, l'auteur fait oeuvre de démystification et entreprend, au terme de son enquête, une réflexion stimulante sur la rationalité financière.
Olivier Godechot, normalien et ancien élève de l'ENSAE, est chercheur en sociologie économique au laboratoire de sciences sociales de l'Ecole normale supérieure.
Une allée bordée de bâtiments de sept à huit étages, anguleux et futuristes, différents mais architecturalement accordés, se termine -- comme pour mieux en souligner la grandeur -- sur le siège de la banque que nous nommerons Compagnie universelle, constitué de tours saillantes, organisées selon une symétrie d'axe vertical autour d'une épaisse petite tour centrale. Tout m'évoque le mythe du business moderne et quelques scènes marquantes du film Brasil me reviennent en mémoire. Je vais, ce mardi 7 octobre 1997, dans une des salles de produits dérivés, négocier ma "position d'observateur" avec celui que nous nommerons Osman, le chef du prêt-emprunt.
A l'entrée, je me dirige sur la droite vers six hôtesses d'accueil, des jeunes femmes plutôt jolies, vêtues d'un tailleur aux couleurs de la banque, qui allument des sourires à mon approche et délivrent des pass magnétisés au nom des visiteurs. De l'autre côté de l'entrée, des hommes en costumes sombres surveillent sans sourire le bon déroulement des entrées et sorties. Muni du laissez-passer, je m'y prends à deux fois pour obtenir l'ouverture du portillon électronique, contrairement aux habitués qui semblent à peine ralentis par l'obstacle. L'ascenseur dédié à la seule desserte des salles de marché et des départements associés me transporte au sixième, où une hôtesse d'étage m'accueille. Elle appelle une troisième personne qui me conduit au travers de deux nouveaux sas de sécurité jusqu'au sein de la salle des marchés de produit dérivés, grande salle ouverte qui occupe la moitié du dernier étage de la tour centrale. Ici, point de grandes paniques ni de brusques euphories, point de ces mouvements collectifs qui remplissent les livres mythologiques ou sérieux sur la Bourse1. Tout a l'air beaucoup plus ordinaire et quotidien. La salle est tranquillement bruyante : régularité sonore stochastique ponctuée par quelques éclats de voix plus accentués. La plupart des membres de cette salle semblent affairés à leurs menues occupations, ici une femme rédige un rapport sur Word, là une autre personne effectue quelques calculs sur Excel, un grand nombre sont en conversation téléphonique, d'autres restent rivés à leurs écrans où défilent nouvelles et cours. Ces jeunes actifs ne sont visiblement pas tous au travail, les uns discutent du week-end, du sport, de voitures, de loisirs, confortablement enfoncés dans leurs fauteuils, leurs costumes stricts ne les empêchants pas de prendre leurs aises et de poser au besoin les pieds sur la table. On peut voir aussi à travers la cloison vitrée -- transparence oblige -- des membres de la salle s'attarder dans le déambulatoire autour d'une cigarette et d'un café. Je ne connais pas encore le poste et la fonction de chacun et, comme la division du travail n'est pas vraiment marquée comme dans bien des collectifs de travail par une différenciation visible des lieux, des tenues et des instruments de travail, je ne peux encore me rendre compte que, derrière ce désordre apparent de l'activité, se cache une division et une partition des activités financières : traders, market-maker, sales, marketing, ingénieurs financiers, ingénieurs R&D, gestionnaires de middle-office, de back-office avancé, chefs de desk, chef de salle, expert juridique, quant, secrétaire... marché français, américains, européens, asiatiques... comptant, gré à gré, terme... prêt-emprunt, obligations, options listées, warrants, options OTC, produits structurés, basket trading...
Mon interlocuteur envisage les différents dispositifs d'observation possibles. Très vite, le seul qui semble accptable au sein de la salle est celui de stagiaire. Je rejoins donc l'armada des stagiaires que la salle emploie à peu de frais à toutes sortes de travaux. Mon diplôme de l'ENSAE est supposé garantir la possession d'un grand nombre de compétences utiles et valorisées dans la salle. Du 1er décembre 1997 au mois d'avril 1998, me voilà donc stagiaire à la table du prêt-emprunt, affecté à la réalisation sous Excel de macros en visual basic, langage de programmation dont je dois apprendre rapidement quelques rudiments pour la cause. Etre au prêt-emprunt, c'est un peu se situer à la marge des marchés financiers : ce secteur marchand vit surtout du commerce international de l'avoir fiscal. Il n'est le lieu ni de la célérité des arbitragistes des marchés informatisés, ni de la technicité des concepteurs de produits complexes. Ni savoirs ésotériques, ni grandes spéculations hardies n'orientent la conduite de ce desk. S'il faut trouver un avantage à cette position, qui doit plus aux hasards des réseaux sociaux, qu'au choix du meilleur des observatoires possibles, je dirais qu'elle permet d'entrer en contact avec un grand nombre de segments marchands différents.
C'est ainsi que, le lundi 26 janvier 1998, j'ai l'occasion d'aller à une séance de cotation à la criée dans l'enceinte du vieux Palais Brongniart. Sous le "Péristyle aux quatre vents", j'attends Damien, le trader prêt-emprunt de la Compagnie universelle, qui vient surveiller la conclusion des transactions sur le marché mensuel des reports. Devant les grilles, on ne voit pas la foule des agents de change, des fondés de pouvoir, des commis, des grouillots et de ces "aigrefins de la finance" que mettent en scène d'innombrables photos, tableaux et romans d'un autre âge. L'informatisation du commerce des actions et des obligations a fait son oeuvre. Seuls quelques individus isolés, de temps à autre, fendent d'un pas résolu la place vide, présentent à la grille d'entrée leur laissez-passer aux deux gardiens sous la guérite, escaladent les marches du palais, font de nouveau valoir leurs droits devant les gardiens d' intérieur et gagnent leurs salles de transactions financières. Les téléphonistes, flasheurs, boxmen, fichistes, négo et NIP qui exercent leurs talents sur la criée du MATIF et du MONEP, n'ont pas l'allure austère et respectable des agents de change d'antan. Jeans, baskets, pull-over, queues de cheval masculines ne sont pas rares et leur jeunesse rappelle celle de leur marché. Au contraire, à détailler les liquidateurs qui, pour se rendre dans la salle du marché des reports, contournent la salle centrale emplie d'écrans informatiques et de panneaux lumineux où en place de l'ancienne corbeille se cote le contrat CAC, il est possible de reconstituer intuitivement ces pyramides des âges en forme de toupie inversée, que, dans les sociétés modernes, on apprend à ne plus trouver surprenantes. Ces liquidateurs, qui portent souvent des costumes dépareillés, et parfois leurs moustaches et leur embonpoint avec assurance, ont pu travailler comme commis sur la criée avant l'informatisation. Aujourd'hui cacmen ou gestionnaires de back-office dans des sociétés de Bourse, ils se retrouvent avec plaisir lors de cette matinée mensuelle de cotation à la criée. Quelques traders prêt-emprunt, des jeunes hommes, et même parfois des jeunes femmes, sveltes, à la coiffure soignée, dans des costumes assortis, à l'élégance fonctionnelle, se joignent à eux pour exercer leur fonction de surveillance.
Le marché des reports se déroule dans une grande salle vétuste et sans cachet de l'extension nord du palais, juste derrière la salle du musée de la Bourse où a été reboulonnée l'antique corbeille pour le plaisir des visiteurs. La pièce est divisée en trois parties ; de part et d'autre d'une corbeille ovale qui sert chaque jour pour la cotation à la criée de marché de l'or se trouvent deux groupes de cotations symétriques, deux amphithéâtres de comptoirs et de tabourets de bar tournés vers une estrade sur laquelle trône le tableau noir des cotations : à l'ouest, les valeurs françaises de A jusqu'à N inclus ; à l'est, celles allant de P jusqu'à Z ainsi que les valeurs étrangères.
Le marché des reports est un marché à la criée de prêt-emprunt de titres du règlement mensuel : ceux qui ne peuvent ou ne veulent régler à la fin du mois leurs transactions du mois peuvent y emprunter, qui des actions pour réaliser les ventes conclues, qui de l'argent pour réaliser les achats conclus. Zola présente dans L'argent cette séance des reports comme une lutte acharnée entre deux camps, le camp des baissiers et le camp des haussiers. Aujourd'hui, au contraire, l'ambiance semble bonne, presque chaleureuse. Les conversations vont bon train et un épais brouhaha mélangé aux volutes de tabac brun se forme, que le coteur du groupe A à P, un homme bedonnant, au crâne dégarni, du haut de son estrade a du mal à dissiper, en lançant de sa voix de stentor, à la quarantaine de liquidateurs enfermés dans leurs discussions, le nom des premières actions ("Accor").
Observer et décrire une criée n'est pas un exercice facile. L'auteur des Rougon-Macquart use pour son roman boursier de la métaphore orchestrale et s'amuse à opposer la "basse grondante" de Jacoby, le vieux fondé de pouvoir devenu avec l'ancienneté l'agent de change au service du clan des baissiers et de la banque juive, à la voix aigüe, tel un "chant de flûte", de Mazaud, le jeune héritier qui exécute les ordres de Saccard, le chef de la banque catholique et du clan des haussiers. Polyphonique, la criée rappelle, pour le visiteur des années quatre-vingt-dix, davantage les partitions complexes et subtiles de la jeune garde sérielle des années cinquante que les duos stéréotypés de la musique française du XIXe siècle vieillissant : et, pourtant, les habitués du report n'ont aucun mal à donner un sens à ces séries de cris, de duos, de transactions, de volumes et de prix. Ceux qui veulent emprunter des titres (ou prêter de l'argent) crient, le bras levé, paume en dedans, en agitant les doigts comme des enfants qui réclament des sucreries à un grand qui se complaît dans les plaisirs de la distribution, "je me reporte", tandis que ceux qui veulent prêter les titres (ou emprunter de l'argent) crient, le bras levé, la paume vers l'extérieur et le doigt tendu désignant généralement la personne avec laquelle ils veulent conclure des accords, "je me fais". Au taux annoncé par le coteur2, se concluent des transactions bilatérales entre les premiers et les seconds :
"- Je me reporte !
- Alain, j'en ai 96 540 ! Ca t'intéresse ?
- Non ! C'est 15 750 !
- D'accord pour 15 750 !
Après ces accords, s'il reste des cris d'insatisfaction de l'un des camps - emprunteurs ou prêteurs de titres -, le coteur modifie le prix à la hausse ou à la baisse, au risque de défaire les fragiles accords précédemment conclus. Pour la plupart des titres, ce processus de "tâtonnement" permet d'établir rapidement le prix du report mais, parfois, pour certains titres, sur lesquels des importantes spéculations à la baisse sont tentées, il devient plus houleux et peut durer plus de cinq minutes. L'irrégularité et l' incohérence du pas de cotation favorisent alors les retournements de position (d'emprunteur à prêteur, de prêteur à emprunteur), entraînent l'évolution des cours dans un sens non conforme à la procédure et obligent le coteur à mettre son autorité dans la balance pour que les liquidateurs taisent leur insatisfaction et finissent par s'accorder. Les rappels à l'ordre se font le plus souvent sur le mode de la blague, de la raillerie et du sarcasme. Le coteur n'hésite pas à invoquer les contraintes de l' informatisation prochaine ("la machine, là, elle explose"), les liquidateurs lui répondent en l'affublant du sobriquet de "fonctionnaire". Ils ne sont pas en reste lorsqu'ils s'interpellent l'un l'autre. Un petit liquidateur d'origine asiatique, dont la voix aigüe tranche avec celles des autres, récolte un grand nombre de surnoms ou des blagues douteuses en rapport avec ses origines ethniques : "Le Sud-Est asiatique, il est en baisse", "Tu vas pas nous faire de la sauce aux huîtres". Outre leurs fonctions de rappel à l' ordre, ces blagues marquent la limite entre les membres et les personnes de l'extérieur, qui ne peuvent ni produire, ni être l'objet de blagues, et donnent ainsi à la sociabilité une forme très spécifique, celle d'une communauté masculine, fraternelle et bourrue.
Vers midi, les deux groupes de liquidateurs se réunissent pour établir le "taux de l'argent". A côté, cinq ou six vieux commis beaucoup plus dignes, véritables rescapés de Bretton Woods, prennent place autour de la petite corbeille centrale, pour la cotation journalière du prix de l'or. En ressortant, on peut voir au rez-de-chaussée quelques jeunes NIP et négos s'observer dans l'arène du CAC 40. L'heure du repas a calmé l'activité, mais de temps à autre de brutales accélérations des prix, des transactions, des cris et des gestes s'enclenchent.
Le 2 juin 1998, les criées sur le MATIF et le MONEP et, le 27 juillet 1998, celle sur le marché du report sont définitivement supprimées, remplacées par des systèmes électroniques de transaction. Seul se cote encore à la criée, au milieu de l'année 1999, le petit marché de l'or.
Ces deux univers.....
1 Cf. GALBRAITH, Brève histoire de l'euphorie financière, et Michael KLAUSNER,
"Sociological theory and the behavior of financial markets", in ADLER et ADLER, The social
dynamic of financial markets. La bibliographie détaillée est en fin d'ouvrage.
2 Le taux fixe le prix de la transaction. Il rémunère l'argent prêté en échange des titres
empruntés. Aussi la cotation commence-t-elle au taux du marché monétaire et diminue-t-elle
progressivement, jusqu'à devenir négative : c'est le déport, somme que l'emprunteur d'actions doit alors
payer en plus pour les actions empruntées.
Introduction | 7 |
Prologue. Brève histoire de la transformation financière | 21 |
L'organisation traditionnelle | 22 |
Le roman des origines | 22 |
La Compagnie des agents de change et son monopole | 29 |
Une communauté de marché | 35 |
Les étapes de la transformation | 41 |
Aux Etats-Unis, marchés dérivés et calcul stochastique | 42 |
En France, une transformation sous la houlette de l'Etat | 49 |
Vers les salles de marché de la finance ordinaire | 56 |
I. ORGANISER LE PROFIT | |
1. Le travail financier | 75 |
Le métier de trader | 79 |
Gagner de l'argent : les stratégies | 79 |
Gagner de l'argent : une activité | 83 |
L'architecture des activités financières | 86 |
La décomposition du geste marchand en différents métiers | 87 |
La table, unité de partition des activités financières | 91 |
Le front et l'arrière | 97 |
L'activité financière : une (curieuse) relation marchande | 102 |
La relation commerciale | 103 |
Commerce au prêt-emprunt | 108 |
Sociabilité à l'écran | 114 |
La transformation permanente du travail | 118 |
Développement | 119 |
Progression de la division du travail | 122 |
La transformation permanente du travail | 118 |
Les agents de la rationalisation | 127 |
2. Personnes et organisation des personnes | 133 |
Le marché du travail | 133 |
Le mode de recrutement | 134 |
Jeunes, diplomés, masculins... aperçu sur la composition sociale de la salle | 139 |
Un marché du travail sportif | 143 |
Incitation : une politique de gouvernement des personnes | 152 |
L'ordre des rémunérations | 152 |
Productivité marginale et croyance | 162 |
La gestion de la concurrence : affinités électives et conflits | 167 |
Poursuivre la grande école par d'autres moyens | 167 |
Conflits structurels | 174 |
II. PENSER PROFIT | |
3. Le bazar de la rationalité | 189 |
Découvrir des équivalences : arbitrage mathématique et gestion de la volatilité | 191 |
Domination mathématique et transmission de compétences | 191 |
L'exutoire des dispositions scolaires | 195 |
Conséquences et limites de la mathématisation | 201 |
Une analyse économique fort économique | 204 |
Une utilisation pragmatique | 204 |
Les méfiants et les virtuoses | 208 |
Un raisonnement néoclassique | 209 |
Le raisonnement comme exercice de sémiologie inconsciente | 215 |
Les savoirs non scolaires | 218 |
Les charts, un savoir païen | 218 |
Et le feeling... | 230 |
Le "plan" du bazar | 235 |
4. La société du profit | 241 |
A la recherche d'une légitimité | 241 |
Hiérarchies | 242 |
Une légitimité précaire | 252 |
Devenir marchand | 261 |
Le jeu de l'échange marchand : engagement et distanciation | 264 |
Au rythme des accords marchands | 272 |
Conclusion | 281 |
Bibliographie | 287 |
Lexique | 293 |
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